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Depuis 2013, la pensée stratégique de Xi Jinping est dominée par l’idée d’un partage avec l’Amérique des zones d’influence séparées. Alors qu’avec Obama, il s’agissait de « partager la zone Pacifique », en juin dernier, lors de sa rencontre avec Antony Blinken, le Président chinois a évoqué le « partage de la planète ».
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Alors que les relations sino-américaines paraissent figées par des positions irréconciliables, l’examen des déclarations de Xi Jinping lui-même, mises en perspective sur dix ans, suggère une vision stratégique globale différente de celle habituellement véhiculée par les analyses stéréotypées.
Elle est articulée non pas à la promotion d’un « monde multipolaire » contestant avec l’appui du « Sud Global » la prévalence de l’Occident et des États-Unis, mais à un « duopole » mondial de deux puissances certes rivales, mais dont les relations seraient apaisées par l’acceptation réciproque de l’influence de l’autre dans la sphère où chacun exerce sa prévalence stratégique.
L’idée d’un « G2 », par laquelle s’exprime aussi la quête de respect d’une Chine soucieuse d’être considérée à l’égal des États-Unis, a récemment été développée dans Nikkei Asia par le Japonais Katsuji Nakazawa qui scrute et met en perspective les paroles de Xi Jinping depuis 2013.
Notant que l’une des réflexions clé du n°1 chinois à Antony Blinken était que la « Planète Terre était assez vaste pour accommoder le développement et l’aspiration à la prospérité à la fois de la Chine et des États-Unis », il souligne qu’en dix ans l’ambition de la Chine s’est élargie.
L’empreinte chinoise élargie du « Pacifique » à « la planète ».

Les ambitions globales de la Chine exprimées par une carte datant de 2017 dessinée par Hao Xiaoguang, membre de l’Institut de géodésique et géophysique de l’Académie chinoise des sciences sociales (Le Monde du 20/02/2017, par François Bougon, Francesca Fattori, Jules Grandin et Véronique Malécot, cinq années avant que l’agression de Poutine contre l’Ukraine ne trouble la vision d’une contestation homogène de l’Occident par des émergents. La vision ne tenait pas compte des déséquilibres et des tensions récurrentes au sein des BRICS). En marron, les grandes puissances traditionnelles se sentant menacées par l’émergence de nouvelles puissances. En vert sombre les BRICS. En vert clair les puissances émergentes secondaires. En rouge les pays victimes de sanctions. En bistre les arcs énergétiques et en pointillé les revendications chinoises en mer de Chine du sud.
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S’il est vrai que lors de sa visite aux États-Unis en 2013, proposant un « type nouveau de relations entre grandes puissances », Xi avait fait une remarque similaire, évoquant déjà l’ampleur de la zone à partager, il reste qu’à l’époque il ne s’agissait que de la « Zone Pacifique ».
Comprenant à l’époque que l’arrangement revenait à défier la suprématie américaine et à modifier le statuquo sur Taïwan, l’administration Obama avait décliné.
Une année après l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et trente-quatre ans après la visite de Deng Xiaoping aux États-Unis, suivie de trois décennies de relations en dents de scie, émaillées des visites des Présidents Jiang Zemin et Hu Jintao (1997 et 2011) dont l’un des objectifs majeurs était l’ouverture du marché chinois aux groupes américains et occidentaux, le refus d’Obama marquait le début du plus sérieux échauffement des tensions entre les deux depuis la reconnaissance américaine de la Chine en 1979.
En juin dernier, la proposition de Xi Jinping à Blinken remplaçant le théâtre Pacifique par la « planète Terre » montre que, fondamentalement, la pensée stratégique de Xi Jinping n’a pas changé. Son idéal reste un duopole sino-américain, mais l’ambition du partage des influences a été élargie à la sphère globale.
Une nuance cependant, l’allusion de Xi Jinping à une « prospérité commune » signale l’inconfort chinois face au « découplage » dont les effets indésirables pour le développement de la Chine seront considérables.
Un partage du monde « respectueux » du « statut » de la Chine, de sa souveraineté et de ses zones d’influence.

L’exigence de respect de son statut de puissance constitue depuis l’avènement de Xi Jinping l’une des constantes du discours international chinois.
La photo prise à Ottawa en juin 2016 montre le Ministre des AE Wang Yi admonestant un journaliste qui interrogeait le MAE canadien Stéphane Dion sur les raisons pour lesquelles le Canada continuait à entretenir des relations avec la Chine en dépit de ses manquements aux droits, de ses réclamations territoriales violant le droit international et de l’arrestation d’un citoyen canadien accusé d’espionnage.
Prenant la parole à la place du ministre canadien, Wang Yi, furieux, avait rétorqué : « Je dois vous demander si vous comprenez la Chine. Êtes-vous jamais allé en Chine ? Savez-vous que la Chine a extrait plus de 600 millions de personnes de la pauvreté ? Qu’à partir d’une situation très dégradée, elle est en quarante ans, devenue la deuxième plus grande économie du monde ? »
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Espérant alerter Blinken sur les risques qu’une rupture totale feraient aussi peser sur l’Amérique, Xi Jinping a accompagné l’idée du « partage » du Monde par l’assurance – correction de trajectoire par rapport aux promesses sino-russes de contester le magistère occidental – que Pékin n’avait pas l’intention de défier Washington.
En revanche, il exigeait « le respect » des « droits » de la Chine et de ses « intérêts stratégiques » majeurs, ce qui, au fond, revenait au « duopole » rejeté par Obama il y a dix ans. Il n’empêche que l’idée de Xi Jinping et de ses conseillers, toujours les mêmes depuis dix ans, semble bien être la proposition récurrente de Pékin pour calmer les tensions en cours.
Alors qu’elle a peu de chance d’être adoptée par Biden qui ne peut pas risquer de détruire lui-même son magistère en sacrifiant Taïwan et en se privant des avantages technologiques des droits de propriété américains sur le secteur des « puces », la réalité est que Xi Jinping et ses conseillers placent la stratégie de l’apaisement par le schéma du « duopole » au sommet de leurs propositions.
Pour s’en convaincre il suffisait de noter à quel point les médias d’État ont observé et commenté les moindres faits et gestes du séjour de Blinken à Pékin, comme s’il s’agissait de celui d’un chef d’État.
En même temps, souligne Nakazawa, la mise en scène des rencontres et notamment la position en surplomb de Xi Jinping, visait à donner l’impression que le ministre américain avait fait allégeance pour obtenir une audience avec le Président.
Mais, selon les observateurs familiers de la Chine, signe des vraies priorités et préoccupations de Pékin, au moment même de la visite de Blinken, l’attention de Xi Jinping était ailleurs.