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›› Politique intérieure

Zhang Sizhi, la voix des avocats chinois s’est éteinte

Former des successeurs

Durant ces années, la Chine vivait, en effet, un moment d’ébullition juridique. Le coup d’envoi avait été donné en 2003. Cette année-là, un jeune étudiant dénommé Sun Zhigang était mort en centre de rétention à Canton.

Des journalistes, des professeurs d’université, des avocats s’étaient associés pour dénoncer le système de rapatriement et de détention, réservé aux migrants qui vivaient en ville sans détenir de permis de résidence urbain. Ils avaient obtenu sa suppression, annoncée en août de la même année. Depuis, « l’affaire Sun Zhigang » tenait lieu de modèle.

Le droit, rejeté par Mao Zedong, était alors mis en avant par le Parti-État. En 1999, le « principe du gouvernement par la loi. » avait été inscrit dans la Constitution. Il s’agissait, non plus seulement de créer des règles là où il n’y en avait pas jusque-là, mais de les faire appliquer par des tribunaux à l’autorité réaffirmée [4].

Pour les intellectuels, le droit était devenu la nouvelle clé de la « modernisation » de la Chine – ce terme de « modernisation », qui revenait dans toutes les bouches, n’avait pas le même sens selon les interlocuteurs. Ce moment venait après le rejet dans le sang par le Parti en 1989 de la réforme politique, très discutée dans les années 1980.

Il venait aussi après la constatation de ce que la libéralisation économique partielle, dans les années 1990, n’avait pas entraîné une ouverture, un assouplissement, que certains souhaitent encore. Plutôt que de chercher à transformer leur pays par le haut – par de grandes réformes de structure, les intellectuels s’essayaient à le modifier, de plus en plus, par le bas en portant leur regard vers le « petit ». En l’occurrence, des affaires judiciaires bien concrètes, érigées en « cas » pour faire avancer telle ou telle cause.

Justement, durant les années 2000, il ne manquait pas d’affaires, de conflits, « d’incidents de masse » pour reprendre le vocabulaire du Parti. Ces conflits, localisés, pouvaient prendre des tournures extrêmement violentes. Ouvriers d’État mis à pied, migrants venus en ville travailler sans la protection du permis de résidence urbain, paysans expropriés de leurs terres, citadins délogés, pétitionnaires violentés, pollutions environnementales, les sujets d’affrontement ne manquaient pas.

L’exigence de justice sociale et de protection s’intensifiait dans un environnement devenu compétitif où les inégalités s’accroissaient. Parce que le régime encourageait le recours à la régulation des conflits par le droit, reconnaissait officiellement l’expertise juridique, on se saisissait, partout, en Chine populaire, du droit. Voir : Xi Jinping et la longue route vers l’indépendance de la justice.

Dans ces circonstances, la profession d’avocat connaissait un essor spectaculaire. De jeunes avocats venaient à Zhang Sizhi et lui demandaient conseil. Parmi eux, Pu Zhiqiang et Xia Lin, que l’on connait pour avoir défendu l’artiste Ai Weiwei. Pas une affaire délicate qui ne soit passée entre les mains de Zhang Sizhi.

Nos entretiens matinaux étaient régulièrement interrompus par des coups de téléphone ; je l’entendais discuter de la stratégie de défense dans l’affaire Deng Yujiao [5], une jeune femme qui avait tué son agresseur en 2009, érigée en héroïne du petit peuple contre les cadres du Parti aux mœurs dépravées.

Je l’ai vu relire et corriger la plaidoirie de celui qui défendit l’avocat Li Zhuang, à Chongqing en 2011. Dans cette ville, Bo Xilai menait d’intenses campagnes de lutte contre la criminalité et l’on n’y tolérait pas qu’un avocat « ralentisse » le cours de la justice.

Profitant du flou autour des raisons de ma présence auprès de Zhang Sizhi, je participais à des agapes où les convives étaient de plus en plus nombreux. Il me présentait comme son « démon français ».

De ces conversations, je retiens les dissensions parfois profondes à propos du rôle de l’avocat et, surtout, du rapport aux médias et à la politique ; en particulier avec les nouveaux venus, plus jeunes. Zhang Sizhi martelait imperturbablement son message : maîtrisez votre exposition médiatique, n’utilisez pas le droit pour faire de la politique mais intéressez-vous aux discours délivrés par le Parti.

Avec ses amis l’historienne Zhang Yihe et le vétéran du journalisme Dai Huang, tous d’anciens « vieux contre-révolutionnaires » comme lui, il était là pour rappeler que depuis 1949, toute période d’assouplissement se solde par un durcissement.

Les ruses de l’intelligence.

Zhang Sizhi, auquel beaucoup savait désormais gré d’avoir enraciné la profession d’avocat en Chine, l’avait embrassée malgré lui. Magistrat au tribunal de Pékin au début des années 1950, son affectation dans les rangs des avocats en 1956 représentait une sanction pour « manque de fiabilité politique ».

En 1957, il fut parmi les premiers à être étiqueté « droitier » et envoyé à la rééducation par le travail dans une ferme de la région de Pékin. Il s’y est rêvé gardien de porcs, pour élever sa famille à l’écart des mouvements politiques.

Quand on l’a finalement autorisé à revenir en ville en 1972, il a été nommé professeur de chinois dans un établissement secondaire, un métier qu’il a passionnément aimé avant qu’il ne soit obligé d’y renoncer, en 1979, sur ordre du Parti. Idem après 1989, il a perdu sa licence d’enseigner à la faculté, où il avait créé le premier cours pratique sur les avocats.

C’est également malgré lui qu’il s’était spécialisé dans le procès politique. Personne d’autre n’osait dans les années 1990 ; il ne pouvait pas, pour l’honneur de la profession, refuser de représenter ceux que le régime rejetait dans ses marges.

Un vieux ténor du barreau français, passé en politique, à qui j’avais demandé une introduction pour la biographie me l’a refusée d’un commentaire cinglant : « Chère madame, votre vieil avocat chinois a indéniablement quelque chose d’attachant mais, voyez-vous, il est en vie. Et à cela, il ne peut y avoir qu’une raison : il s’est compromis. Un véritable héros est un homme mort. »

Un héros ? Zhang Sizhi a toujours refusé de se définir comme tel et soulignait, au contraire, ses manquements et le temps qu’il lui avait fallu pour prendre conscience de la véritable nature du régime. Les excès, les violences, les abus, il les voyait mais les mettait sur le compte de cadres dévoyés. Après 1989, il ne les a plus jamais tolérés. La vie d’un homme, pensait-il depuis, est trop précieuse pour être sacrifiée à une idée, si belle soit-elle. Les libertés individuelles avant tout ; et la première d’entre elles, celle de ne pas vivre dans la peur.

Zhang Sizhi ne savait que trop la fragilité de la position de l’avocat en Chine populaire, l’un des rares pays à prévoir une incrimination spécifique à leur encontre. Elle a été introduite dans la loi pénale révisée de 1997 : « falsification, dissimulation, destruction de preuves ou incitation à revenir sur un témoignage ».

Cet article 306, surnommé le « gourdin » par les avocats, figure parmi les premières causes de la désaffection des avocats pour les procès pénaux. Auparavant, ils étaient inquiétés pour « recel de malfaiteur ». En 1987, Zhang Sizhi intervient pour sortir de détention un avocat de la province du Liaoning qui s’était « entêté » à prouver que les preuves contre son client étaient insuffisantes.

Zhang Sizhi savait aussi la propension de « là-haut » à se retourner contre ceux qui avaient le verbe fort. Remarqué pour ses talents d’agitateur, il a été recruté en 1948 par le Parti, alors clandestin, par le biais d’un club estudiantin. Dès 1954, ces mêmes talents lui ont valu d’être placé sur la sellette.

De 1955 à 1956, il a été « rectifié ». Il a été brièvement réintégré avant que ses collègues obtiennent leur revanche en 1957, lors du mouvement antidroitier. Depuis, Zhang Sizhi savait peser chacun de ses mots et les fourbir pour, comme il le disait, rester dans l’épaisseur du trait tout en allant tâter les limites de ce qui était dicible. « Il maniait », comme a observé le chercheur Emmanuel Jourda, « toute la palette des “ruses de l’intelligence”, décrites par Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne. »

Après que Zhang Sizhi s’est mis en retrait des tribunaux au milieu des années 2000, il s’exprimait, à chaque fois qu’il le pouvait. Mais les occasions étaient rares. Son intervention dans des conférences était souvent annulée au dernier moment, il peinait à publier en Chine continentale. Sun Guodong, son biographe chinois, lui a offert, tant que la revue Lawyer’s Digest a existé, une tribune.

Zhang Sizhi avait le goût du débat, le sens de la répartie et la formule qui reste dans l’oreille. Lors de son séjour à Paris en 2013, à l’occasion de la parution de sa biographie, je le revois taper du poing devant notre ambassadrice aux droits de l’homme au Quai d’Orsay. Elle l’avait complimenté sur la grandeur de la « civilisation millénaire » à laquelle il appartenait.

Zhang Sizhi l’a remerciée avant de lui expliquer, en reprenant la chronologie, que le régime actuel en Chine, le même depuis 1949, celui qui était responsable de davantage de morts qu’Hitler en Europe, tirait l’essentiel de son pouvoir de l’usage de la violence envers son propre peuple et qu’il n’entendait qu’une seule langue, celle de la force ; espérer des compromis était contreproductif avec un interlocuteur que l’on ne pouvait pas considérer comme un « partenaire fiable et sincère » parce qu’il refusait les règles du jeu international.

Il fallait également le voir expliquer à ses confrères français qui le recevaient chaleureusement pour la seconde fois la différence radicale entre le « barreau » français, indépendant, et « l’association des avocats » en Chine, une organisation de masse du Parti.

Zhang Sizhi avait-il été influencé d’une quelconque façon par les théories occidentales ? Yves Chevrier m’a demandé, très tôt au cours de l’enquête, de le vérifier. Il s’agissait d’évacuer une question qui occupe encore, hélas, les débats autour de la trajectoire de la Chine : la culture chinoise est-elle compatible avec la démocratie occidentale ou faut-il, pour un intellectuel chinois, se retourner contre elle pour défendre les libertés individuelles et l’indépendance de la justice ?

Curieuse question car elle est tranchée dans les faits depuis les années 1990 à Taïwan. Zhang Sizhi, grand lecteur, ne parlait pas de langues étrangères. Il n’a eu accès ni à Hobbes ni à Montesquieu ; il a puisé dans sa propre expérience sa conception de la liberté et de la justice, qu’il n’a d’ailleurs jamais voulu théoriser.

Pour lui, tout tenait à son intolérance viscérale à la « tyrannie », que ce soit celle de son père, celle des Japonais, celle des Nationalistes puis celle du régime actuel. Pas plus de références théoriques chinoises qu’occidentales pour expliquer son obstination à enraciner la défense en Chine.

Je lui en ai proposé plusieurs, il les a toutes éliminées pour évoquer un mythe, celui des Sept sages de la forêt de bambou, un cénacle d’intellectuels et d’artistes qui aurait vécu au milieu du IIe siècle, affranchi des règles étroites qui régentaient l’existence du lettré.

Note(s) :

[4Le Parti-État entreprend une réforme des tribunaux : leur personnel est restructuré au début des années 2000 pour écarter les anciens bureaucrates et militaires dépourvus de compétences juridiques, les postes sont soumis à compétition et, en 2002, est institué le concours annuel pour les trois professions judiciaires.

À partir de cette date, juges et procureurs devront être aussi qualifiés sur le plan juridique que les avocats. Enfin, le Parti-État lance un programme de reconstruction et d’informatisation des tribunaux. Les nouveaux tribunaux sont flanqués d’escaliers monumentaux.

[5L’affaire Deng Yujiao est l’un des trois volets du film de Jia Zhangke, A Touch of Sin, sorti en 2013. Lire : Le « style Tarentino » de Jia Zhangke.


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