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›› Politique intérieure

À la mémoire de Fang Lizhi

Dans les vagues successives des nouvelles qui vont et viennent autour de la Chine, souvent uniquement articulées autour des performances économiques, surveillées comme l’huile sur le feu par les investisseurs, qui, dans le grand public, se souvient de Fang Lizhi ? Pourtant, pour beaucoup de Chinois intellectuels et membres du parti, il est à la fois un symbole et une inquiétude.

Sa mort, le 6 avril dernier à Tucson, dans l’extrême sud-ouest des Etats-Unis, à la frontière du Mexique, où il était exilé depuis 1992, après de brefs passages dans les universités de Cambridge au Royaume Uni et de Princeton dans le New-Jersey, a réveillé les vieilles craintes du Parti à l’égard des intellectuels dissidents réfugiés à l’étranger.

La nouvelle de la disparition de Fang ravive aussi les souvenirs des féroces rivalités de pouvoir entre conservateurs et réformateurs qui agitèrent la Chine à la fin des années 80, et finirent dans le bain de sang de Tian An-men, le 4 juin 1989. Une embardée politique néfaste qui pèse toujours sur la mémoire des responsables, au point qu’elle constitue l’archétype des dérapages à éviter dans la gestion des contestations populaires.

Depuis les années 90, une bonne partie de la réflexion des chefs politiques chinois et des responsables de la sécurité à en effet consisté à mettre le Parti et les forces de police en mesure de prévenir ou de contenir les « incidents de masse » sans effusion de sang, ni publicité, dont chacun sait bien, au sein de la nomenklatura, que la force contagieuse constitue une menace.

A bien des égards, le récent épisode du village de Wukan, dans la région de Canton, déserté par la police et les responsables contestés par le peuple, fut le symbole des nouvelles stratégies, faites de concessions limitées accordées par le pouvoir, assorties de mesures anti-contagion dans les zones limitrophes. Il est l’aboutissement d’un mode plus subtil de contrôle de la société, radicalement opposé aux brutalités mortifères de Tian An-men.

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Au cœur des luttes politiques. Sous la protection de Washington.

Astrophysicien reconnu, Vice-président de l’Académie des Sciences et Techniques de Hefei, dans l’Anhui, à 450 km à l’ouest de Shanghai, Fang Lizhi, également connu à l’étranger où il donnait des conférences, s’était après 1985 signalé par son franc-parler à la presse. Au nom de la responsabilité de vérité qui incombe aux intellectuels, il prônait dans des interviews reproduites dans les journaux anglais, la mise en œuvre de réformes politiques et dénonçait les dysfonctionnements du Parti unique.

Il fut lui-même l’un des prétextes de la très grave fracture survenue au cœur même du pouvoir, puisque Hu Yaobang, le Secrétaire Général libéral, nommé en 1981, fut relevé de son poste en 1987 par Deng, précisément parce qu’il avait refusé d’expulser Fang Lizhi du Parti. Le tout, dans un contexte où le clan des conservateurs sonnait l’alarme, accusant le professeur d’avoir été, en 1986, à l’origine de la contestation des étudiants à l’université de Hefei.

Après Tian An-men, Fang, menacé, se refugia à l’ambassade des Etats-Unis, où il séjourna durant plus d’une année sous la protection de Washington. Le 25 juin 1990, il fut extrait de Chine vers Londres à bord d’un C-135 de l’US Air-force, à la suite de négociations entre le Président Bush et Deng Xiaoping par l’entremise de Kissinger.

Mais un premier marchandage de Deng Xiaoping avait d’abord échoué. Le « Petit Timonier » avait en effet tenté d’obtenir sans succès la fin des sanctions américaines après Tian An-men et un retour à la normale des relations diplomatiques, en échange de la libération de Fang. Finalement, Fang Lizhi raconte dans un article publié le 23 juin 2011 dans la New-York Review of Books, que Pékin accepta la monnaie d’échange japonaise, moins compromettante pour Washington. Le Parti le laissa donc partir, avec son épouse Liu Shuxian, contre la promesse de Tokyo d’accorder de nouveaux prêts destinés à financer le développement de la Chine.

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L’exigence d’ouverture politique appuyée par l’étranger.

Le 9 avril, le Global Times, 全球时报 - Quanqiu shibao -, surgeon du Quotidien du Peuple, publiait un éditorial qui tentait de démontrer la vanité des dissidences contre le Parti. Dans un étrange amalgame, qui passait sous silence le fond de la question, marquée par l’opposition arc-boutée des conservateurs à toute réforme politique, toujours au cœur des luttes de pouvoir à Pékin, il assimilait Fang Lizhi au Dalai Lama, les accusant tous les deux d’être les complices d’illusoires tentatives occidentales visant à freiner la montée en puissance de la Chine.

L’argument spéculait sur l’influence globale de Pékin, aujourd’hui sans commune mesure avec celle du passé, qui rendait toute opposition depuis l’étranger inopérante, tandis que la situation de politique intérieure avait créé suffisamment d’espace pour que les critiques s’expriment au sein des lois existantes, sans avoir recours à l’appui de l’étranger.

L’article concluait : « Les dissidents qui s’appuient sur l’étranger seront de moins en moins acceptés par la société chinoise à mesure que se développe la compétition avec l’Occident (…). Le pouvoir et les mérites d’une personne isolée seront amplifiés et valorisés seulement si elle contribuait à la renaissance de la Chine, sans quoi elle galvauderait sa vie et son talent ».

Ces prises de position fortes, très antioccidentales, au style légèrement plus agressif dans la version chinoise, évoquant « ceux qui fuient à l’Ouest pour sauver leur peau », paraissent dans un journal semi officiel, alors que la Chine est, à l’intérieur, placée sous la contrainte d’une réforme politique fortement contestée par le clan des conservateurs, et prônée avec une certaine véhémence par le Premier Ministre sortant, Wen Jiabao, dont le mandat vient à échéance dans six mois.

Il n’est pas anodin de rappeler que cet appel à l’ouverture a, comme par le passé, adopté une référence étrangère. Cette fois, il s’est appuyé sur le très officiel rapport de la Banque Mondiale. Signé conjointement par le Président américain de la Banque, Robert Zoellick et par le Centre de recherches du gouvernement chinois, il ciblait avec précision l’origine des freins aux réformes, enkystés dans l’enchevêtrement des pouvoirs financiers, industriels et politiques.

La mémoire de Fang Lizhi, décédé le 6 avril à l’âge de 76 ans, rappelle qu’il y a presque un quart de siècle, les luttes internes au Parti se développaient déjà autour du même objectif politique de l’introduction en Chine de la démocratie. Mais, à l’époque, les avocats du changement et d’une nécessaire souplesse du Parti, qu’ils s’appellent Hu Yaobang, Qiao Shi, Zhao Ziyang, Fang Lizhi, et beaucoup d’autres n’avaient pas voix au chapitre et avaient été éliminés du pouvoir.

Aujourd’hui, le rapport de forces ne s’est pas complètement inversé, mais il s’est au moins rééquilibré. Les réformateurs sont encore étroitement surveillés, mais le prix pour les écarter complètement de la direction de la Chine devient de plus en plus élevé.

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La défiance s’aggrave entre la Chine et les Etats-Unis.

Si le décès de Fang Lizhi renvoie à la catastrophe de Tian An-men qui, par la suite, incita le Parti à mieux gérer les « contestations de masse » ; si la disparition de l’astrophysicien rebelle réfugié aux Etats-Unis rappelle la continuité de l’exigence d’ouverture politique, dans un contexte où, aujourd’hui, les réformateurs pèsent plus, l’article du Quanqiu Shibao évoque, quant à lui, la profonde méfiance que la machine du Parti continue d’éprouver à l’égard de l’étranger et, en particulier, des Etats-Unis.

Cette défiance mêlée de crainte qui ne cesse de s’amplifier a récemment été documentée sous le patronage du Centre Chine de l’Institut Brookings, par un travail conjoint, intitulé « Addressing US – China strategic distrust », effectué par Kenneth Lieberthal, Directeur du Centre et ancien Conseiller sécurité du Président Clinton pour les Affaires chinoises, et Wang Jisi, doyen et directeur du Département d’études internationales de l’Université de Pékin.

La présentation du document qui affirme sortir des sentiers battus, explique que chacun des auteurs a présenté la vision de la défiance réciproque du point de vue de son gouvernement, sans aucune interférence. Le but étant d’exposer clairement à l’autre sa manière de penser, sans risque de malentendu. Le document est disponible sur le site Brookings.edu.

Dans la synthèse rédigée en commun, les auteurs concluent que les causes de la méfiance qui monte irrésistiblement sont de trois ordres. 1) Une différence entre les traditions politiques, les systèmes de valeur et les cultures ; 2) Une mauvaise compréhension des processus de décision et des relations entre le pouvoir politique et la société en Chine et aux Etats-Unis ; 3) La conscience d’une réduction de l’écart de puissance entre la Chine et les Etats-Unis.

La première source de défiance étant de nature culturelle et difficile à corriger, les recommandations des deux auteurs portent sur la nécessité d’améliorer la compréhension réciproque et de mieux coopérer sur les grands problèmes internationaux en bilatéral et en multilatéral. Enfin, le document insiste sur le fait que « la méfiance antiaméricaine de Pékin est d’autant plus forte qu’elle prend racine, malgré le rattrapage, dans la conscience d’un déficit de puissance de la Chine et dans le souvenir des « cent années d’humiliations » subies par elle entre le milieu du XIXe siècle et 1949.

Lire aussi :
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