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Les errements du Quai d’Orsay en Chine. René Viénet met en perspective les mémoires de l’Ambassadeur Claude Martin

Le poison intellectuel français.

Parmi les morceaux de bravoure de ces Mémoires de l’ambassadeur Claude Martin, rédigés avec verve, on lit avec délectation quelques portraits vengeurs et dévastateurs, notamment ceux d’Alain Peyrefitte, de Roland Barthes, de Jean-David Levitte (désormais de l’Institut), de Bernard-Henri Lévy, du ministre Sauvagnargues, de Nicolas Sarkozy, etc.

Mais si je devais proposer en bonne feuilles un extrait à Question Chine, ce serait la description de la soirée que Jean Daniel (oublié aujourd’hui, mais qui fut le grand vendeur de papier d’emballage de la « gauche caviar » parisienne pendant des décennies) demanda à Claude Martin d’organiser, en février 1981, avec des intellectuels chinois.

Quinze années se sont écoulées depuis l’épouvantable révo. cul. (1966-76) qui fit quatre millions de victimes, en particulier chez les enseignants, les artistes et les intellectuels.

Jean Daniel fait partie de la délégation que François Mitterrand, peu avant sa première élection à la présidence, emmène en Chine (et en Corée du Nord car c’est un pays cher à son cher ami Pelat. PyongYang lancera le premier timbre poste au monde à l’effigie de François Mitterrand et celui-ci y déléguera en 2009 Jack Lang - non pas hélas pour revendre ses abominables Colonnes de Buren - mais pour amorcer une possible reconnaissance diplomatique...).

Une dizaine de survivants chinois, célèbres, sont présents à la soirée organisée par Claude Martin, meurtris par des années de LaoGai, le goulag chinois, et de tortures, dont Qian ZhongShu et son épouse l’écrivain Yang Jiang, Bai Hua, le cinéaste Xia Yan (qui a eu les jambes cassées sur ordre de l’épouse Mao), etc., sans oublier le fantôme de l’écrivain LaoShe, suicidé par les gardes rouges.

Le directeur de l’Observateur leur fait observer qu’il est « écartelé » entre son-ami-Claude-Roy - si critique de la Révolution culturelle - et son-ami-K-S.-Karol - qui l’admire. D’une manière abjecte, la belle âme parisienne va faire la leçon pendant toute la soirée aux victimes qui ont survécu aux tueries de Mme Mao, avec un cynisme aussi affiné que s’il avait vanté la rugueuse qualité de l’étoffe de leur uniforme rayé à des survivants de Dachau : « (...) Pourquoi êtes vous si sévères avec Jiang Qing [Mme Mao] ? Chez nous, en tous cas, son rôle dans la Révolution culturelle n’a pas été perçu comme totalement négatif (...). »

Claude Martin a une qualité rare chez les diplomates français en Chine, c’est le spectre très large de ses accointances et amis, au-delà de la hiérarchie gouvernementale où il est admis car il connait ses sujets et parle la langue, mais aussi auprès de dizaines d’artistes, de comédiens, d’écrivains et de dissidents.

Au moment de quitter son ambassade, il a pris soin de saluer, avec un panache certain, le plus célèbre des d’entre eux, l’inoxydable Wei JingSheng, qui avait inauguré ses longs séjours en prison par la publication d’une adresse à Deng XiaoPing restée fameuse. C’était à propos de ses « quatre modernisations ». Wei avait insisté que ces quatre-là ne conduiraient pas à un résultat complet ni heureux si l’on oubliait la « cinquième modernisation » : la démocratie. Verdict pour avoir compté jusqu’à cinq : quatorze années de réclusion.

Dans ces contacts chaleureux avec les dissidents et par de nombreux voyages avec eux au fond des provinces, Claude Martin fait revivre deux de nos amis communs disparus qui furent de remarquables journalistes en Chine, Jean Leclerc du Sablon (pour Le Figaro) et Francis Deron, que Le Monde - qui l’avait recruté pour laver la honte des articles maolâtres de Patrice de Beer - finira par licencier.

Alors qu’il est directeur d’Asie au Quai, Claude Martin se trouve à Pékin lors des massacres du 4 juin 1989 et il en tire les conséquences lorsqu’un peu plus tard il aidera activement une vingtaine de leaders étudiants en fuite à trouver asile en France où il assure lui-même leur accueil, geste courageux pour un fonctionnaire qui sait que, tôt ou tard, il deviendra ambassadeur à Pékin et que cette solidarité y sera diversement appréciée.

L’Amérique et le pas de deux français à Taïwan.

Ne pouvant pas évoquer tout le contenu de ce livre qui couvre une période de près d’un demi-siècle, je m’attarderai uniquement sur le cœur du drame auquel plusieurs dizaines de pages sont consacrées et qui justifie amplement le paragraphe en tête de ma recension, et le titre que Claude Martin a donné à ses Mémoires :

Dans le cadre de ses fonctions, il est amené à tenter d’expliquer au gouvernement chinois comment les premières ventes de matériel de guerre français à Taiwan ne devraient pas nuire aux relations bilatérales, puis à en nier d’autres, plus décisives stratégiquement, avant que son ministre - Roland Dumas - ne débarque à Pékin pour avouer le contraire avec un sang-froid laissant pantois les diplomates à Pékin comme Paris qui avaient eu à cœur de réciter le contraire au bon peuple à la demande de ce même ministre.

Tout d’abord se sont les frégates furtives que Thomson (qui deviendra Thalès) vend en se substituant à la direction des constructions navales du ministère de la Défense, malgré sa part modeste dans le total, puis une soixantaine de Mirage les plus récents, avec une quantité dissuasive de missiles Matra-Lagardère (devenu EADS puis Airbus) également très modernes.

Avec 5 à 10% des composants d’un avion renouvelés chaque année, et des munitions à rafraichir d’année en année, ce n’est pas un one-night-stand tactique mais un mariage militaire stratégique de trente années qui est au cœur de ce revirement peu-diplomatique. En quelques semaines, la communauté des Français de Taipei va croître de plusieurs dizaines de familles, celles des techniciens chargés des mises en place.

C’est une pièce de théâtre bruissant de rumeurs, plutôt que pleine de bruits, et de juteuses complaisances, plus que de d’intenses fureurs, que Claude Martin décrit avec des accents shakespeariens. Il m’accordera, pour cette recension, de ne pas paraphraser le déroulé vengeur qu’il prononce entre les murs pourpres dans les cours de la Cité interdite, les HuTongs de Pékin, et sur la Grande muraille, avec tous ses rebondissements à la Hamlet.

Je lui propose de me laisser la résumer de manière alternative, celle dont Stoppard a redonné le drame de l’Elseneur sous le titre judicieux Rosencrantz et Guildenstern sont morts : avant que le rideau s’ouvre, les jeux étaient faits.

Un rappel rapide de la chronologie n’est pas superflu, juste le temps que les lecteurs de Question Chine se rendent chez leur libraire pour acheter l’ouvrage :

A peine élu président en 1981, François Mitterrand est pressé par l’ambassadeur américain à Paris Evan G. Galbraith de vendre des armes françaises à Taiwan. Cet ambassadeur (qui deviendra le représentant en Europe de Donald Rumsfeld pour les euromissiles et administrateur au sein du Groupe Lagardère) est proche d’anciens, puissants et aguerris, hauts fonctionnaires de l’administration américaine, tels Ray Cline et Vernon Walters.

Ceux-là regrettent la précipitation de Jimmy Carter à renoncer solennellement aux ventes de matériel de défense à Taipei (en les réduisant d’un dixième par an, pour ne plus rien fournir après une décennie). Coincé par cette concession irréversible à Pékin - qui l’engage - de son prédécesseur, Ronald Reagan doit improviser un échappatoire : il est convaincu de pousser la France à créer une diversion et ouvrir le marché.

Généreux, il autorise une ou deux belles saillies au boute-en-train François Mitterrand qui accepte de bon cœur cette gratifiante mission : sans prévenir de la logique sous-jacente son ministre des Affaires étrangères Claude Cheysson, dont il connaît le tropisme pro-Pékin et qu’il a déjà dû rembarrer pour laisser la Cogéma travailler à Taiwan à une importante fourniture électronucléaire civile, il nomme à cette fin Jacques Piette à la direction d’un (futur) Institut français de Taiwan (un vocable dont le Quai ne voulait pas entendre parler deux ans plus tôt) et les loge somptueusement dans les anciens locaux de la Cour de sûreté de l’État, avenue Bosquet.

Compagnon de la Libération, crédité d’avoir aidé (lorsqu’il était un proche de Guy Mollet) le jeune État d’Israël à se doter d’une force aérienne, conseiller d’État, tout juste détaché du cabinet du ministre de la Défense Charles Hernu, Jacques Piette jouit d’une réelle et remarquable crédibilité lors de sa mission à Taiwan (qui n’a jamais reçu d’émissaire de ce calibre depuis qu’en 1964 le général Pechkof et le colonel Guillermaz étaient venus prévenir Chiang KaiShek de l’imminente rupture des relations diplomatiques).

Mais Olga Basanof à la Direction d’Asie du Quai et son patron Claude Cheysson, alertés et découvrant avec effarement le pot aux roses sous la mission du vétéran de la « mitterrandie », le feront trébucher : Jacques Piette est démobilisé aussi vite qu’il avait été nommé et pantouflera à la tête de la Caisse qui indemnise les actionnaires des entreprises nationalisées.

James Lilley, très proche de Ray Cline déjà cité, et ancien responsable de la CIA sur les questions chinoises, en poste à Pékin pour l’agence, lorsque Georges Bush y est ambassadeur, puis membre du National Security Council, prend la tête en 1983 de la représentation non-diplomatique de Washington à Taipei.

Il sera plus tard ambassadeur des États-Unis en Corée puis à Pékin avant de devenir un des adjoints du ministre de la Défense. Sans s’attarder sur l’épisode Piette, il rappelle alors, en 1983, lors d’un dîner en petit comité pour féliciter Cogéma de son récent contrat, en présence du futur président de la République Ma YingJeou (alors secrétaire du président Chiang ChingKuo), la pressante objurgation américaine : une soixantaine de Mirages français, dès que possible, et ainsi permettre - aussitôt après - le double, au moins, d’appareils américains.

Les coulisses de l’histoire

La France fournira donc, mais de manière « franchouillarde » : ce n’est plus Shakespeare, ni même Stoppard, qu’il faut pour tenir la chronique, c’est Louis Forton dessinant une planche des Pieds nickelés : plus tard, le premier ministre François Fillon fera voter, en 2011, par l’Assemblée nationale, le remboursement à Taiwan par le contribuable français de quelques centaines de millions d’euros de commissions dont les bénéficiaires restent consensuellement encore secrets dans les registres de Bercy.

Ces commissions étaient (au moment de la signature des contrats) légales, en France, sous le contrôle du ministère - mais pas leur coupable principale raison d’être, les rétro-commissions qui en constituent l’essentiel et qui elles sont un délit - entre autres fiscal - en France. Ces commissions étaient de toute façon prohibées par les contrats : les arbitrages internationaux, puis les tribunaux français, donneront raison à Taiwan.

Il fallait également - pour François Mitterrand - que Rocard et Chevènement ne soient plus en position de tutelle des fournisseurs d’armements à la date des facturations pour que les objurgations américaines obtiennent son véritable feu vert élyséen. On reste sidéré devant le cynisme pataud avec lequel François Mitterrand gère l’affaire (puis par la suite - avec la même balourdise - Jacques Chirac avec son ami Jacques Friedmann).

Roland Dumas prendra donc, le moment venu, le maroquin des Affaires étrangères, fera croire à ses collaborateurs parisiens directs qu’il n’y aura pas de ventes d’armes à Taiwan, balivernes qu’ils doivent chanter en chœur et faire répéter dans les bureaux.

Et il va laisser Claude Martin - nommé tout exprès ambassadeur à Pékin - nier de bonne foi, et sur ordre, contre les évidences énoncées plus haut, la réalité des fournitures en préparation. Opposé aux ventes d’armes à Taiwan, Claude Martin, s’il était resté en poste à Paris, aurait compris la manœuvre et peut-être pu faire levier. Assigné à Pékin, il est en première ligne pour encaisser les acerbes remontrances des dirigeants chinois sans pouvoir influencer quiconque à Paris.

Le lecteur aura compris que les jeux étaient faits depuis belle lurette, mais qu’il n’était pas question que les diplomates les compliquent et il fallait leur faire jouer la partition, pas de la flûte mais du pipeau. Il fallait aussi faire croire que les commissions étaient nécessaires et les exportateurs français d’armement en difficile concurrence contre... on se demande bien qui, alors que Washington avait obligeamment demandé à Paris de faire (avantageusement pour la France) la courte échelle - comme l’ambassadeur américain à Pékin Stapleton Roy, successeur de James Lilley, le confirmera en souriant à son collègue français.

Un canular lancé par un jeune diplomate, par un petit matin en se réveillant dans les bras de la pittoresque et pimpante consultante taiwanaise (que Pékin laisse aller et venir pour se tenir au courant des mensonges du gouvernement français) fait mouche : on dira que des officiers supérieurs chinois sont sur la liste des bénéficiaires des largesses des vendeurs d’armes. Sans en rire (en public), Roland Dumas reprendra l’idée à la volée et s’en fera l’écho avec gourmandise.

La corruption au sein de l’armée chinoise, en particulier la vente des grades, est bien documentée par les récents procès qui ont fait tomber nombre de grands chefs militaires, mais penser que l’on peut graisser la patte d’officiels chinois pour huiler la vente d’armes à Taiwan est totalement échevelé, à peu près autant que l’idée de faire cadeau de quelques quintaux de marijuana à un cardinal pourrait convaincre le pape d’autoriser le mariage des prêtres.

Lorsque Roland Dumas, démissionnaire contraint de la présidence du Conseil constitutionnel, fera face aux magistrats, il sollicitera le témoignage de Claude Martin, qui refusera.

*

René Viénet par lui-même.

Quand on lui demande de se présenter, René Viénet est intarissable et passionnant. Mais ce qui anime avant tout cet iconoclaste jubilatoire semble être ce « cri » du cœur de Charles Péguy « Qui ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité se fait complice des menteurs et des faussaires ».

*

Traducteur de La Tragédie de la révolution chinoise de Harold Isaacs (puis son éditeur en langue chinoise), éditeur en France du Taoïsme de Henri Maspéro, de « La Bureaucratie céleste » d’Etienne Balazs, et du « Su RenShan, peintre, rebelle et fou » de Pierre Ryckmans, il est l’éditeur d’une soixantaine de titres de sa « Bibliothèque asiatique », une collection itinérante entre plusieurs éditeurs (et en coopérative au sein d’un centre de recherches de l’université Paris 7, qu’il établit autour d’une bibliothèque exceptionnelle qu’il a créée, sans grands moyens financiers, et d’une cinémathèque de films chinois anciens et rares, désormais offerts à la Taipei Film Archive de Taiwan).

En 1971, en pleine révolution culturelle, il fit sensation en publiant « Les Habits neufs du président Mao » du même Pierre Ryckmans (sous le pseudo de Simon Leys). (Lire Hommage à Simon Leys et à la liberté de penser.).

Suivra « Révo. cul. dans la Chine pop »., la très sérieuse anthologie de la presse des gardes rouges, dirigée par Chan HingHo, dont Viénet rédige la préface et donne le titre qui fera date et s’imposera.

Auteur du film-culte « La Dialectique peut-elle casser des briques ? », il réalisera également un rare doublé au Festival de Cannes 1977 avec son « Mao par lui-même » (qui fera la soirée d’Antenne 2 le jour de la mort de Mao ZeDong) dans la compétition des courts-métrages, et « Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires » qui sera le film français de la « Quinzaine des réalisateurs ».

Plus récemment, il a fourni aux musées de MaWei, au FuJian, la totalité des rares documents d’une exposition itinérante en Chine sur « Le rêve chinois du Français Prosper Giquel ». Elle fera escale à NingBo à compter du 18 mai, pour trois mois, avant ShangHai et autres grandes villes. L’ambassade de France à Pékin a refusé que le Président Macron offre le portrait de Giquel au Président Xi JinPing lors d’une récente visite, préférant faire l’hommage… d’un cheval castré et réformé de la Garde républicaine.


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