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La France et l’électro-nucléaire à Taiwan

Quand Air France se prenait pour la France

Plein d’espoirs, quelque peu illusionné par ces deux contrats, dont celui du discret atelier de plutonium (et de son double clandestin), le gouvernement de Taipei proposa à Framatome, vers 1979, que les tranches 7 & 8 du programme de l’électricien taïwanais Taipower (TPC = Taiwan Power Company) soient négociées en gré à gré - de manière avantageuse pour la France - en échange des droits de trafic de China Airlines entre Taipei et Paris, avec l’usuelle réciprocité pour Air France.

Taïwan souffrait d’un isolement certain à l’international. Washington avait déjà transféré son ambassade de Taipei à Pékin fin décembre 1978, après le remplacement au Conseil de sécurité de l’ONU de la RdC par la RPC en 1971. Air France avait alors dans la politique extérieure française une autonomie et un poids politique (désormais dissipés) importants. Pour la plus grande satisfaction des fonctionnaires concernés du Quai d’Orsay, Air France refusa de rendre possible cette opportunité très intéressante pour l’industrie française.

C’était pourtant un contrat considérable, parfaitement complémentaire et quasiment symétrique de celui que Lord Kadoorie, le patron d’une des deux entreprises électriques de HongKong avait proposé avec succès à Deng XiaoPing - pour le démarrage du programme électronucléaire civil chinois - en désignant (puisqu’il assurait totalement le financement) les deux entreprises de son choix : Framatome pour les îlots nucléaires (la production de vapeur) et GE-GB pour les îlots conventionnels (la génération électrique).

Ce furent - dans la province du GuangDong, limitrophe de HongKong - les deux réacteurs français de DaYa Bay puis (toujours en gré à gré, « hors du plan quinquennal »), contre les pronostics négatifs et sceptiques de l’ambassadeur français François Plaisant, les deux autres à LingAo, cette fois-ci payés directement par la Chine, et non plus un électricien de HongKong,

Les conséquences de la mauvaise volonté d’AF aux dépens de Framatome et de l’industrie française furent quasiment celles du proverbial « effet papillon », une succession de catastrophes découlant les unes des autres, déclenchées par un évènement infime, le battement d’aile d’un papillon, en l’occurrence un mauvais clin d’œil d’un cadre débile d’AF, son directeur des affaires internationales et des droits de trafic. Un pet foireux plus qu’un battement d’aile de papillon, disait alors Léon Aboudarham, le directeur commercial de Framatome.

AF ayant coupé les jarrets de Framatome, un appel d’offres international fut lancé par TPC, remporté (dans des conditions douteuses) par W, mais aussitôt annulé sur la protestation du VP nucléaire de Taipower : suffoqué par une crise cardiaque, il décédera lors d’un conseil d’administration en dénonçant de manière véhémente une magouille qu’il « porterait à la connaissance du public si elle n’était pas rapportée ».

Il faudra plusieurs années pour que l’appel d’offres soit relancé, et Framatome chaleureusement convié à y participer — dans des conditions cette fois-ci plus que favorables car conformes à ses critères (posés clairement par son P-DG Jean-Claude Leny comme conditions sine qua non). Malheureusement des guerres picrocholines franco-françaises ruineront cette opportunité et - à la veille de remporter ce contrat - Framatome (devenu NPI après son alliance avec Siemens) déclarera forfait. Il y a un livre à écrire sur cet épisode consternant.

Pour des raisons sur lesquelles on reviendra, ce double échec de Framatome (le premier comme le second pour des raisons franco-françaises) fut le début du marasme pour l’électronucléaire à Taiwan. Mais ce ne fut pas perceptible immédiatement.

S’il faut une explication, mais pas une excuse, à l’impéritie d’AF en 1982 : faute - alors - de trafic entre les grandes villes chinoises et la France, HongKong concentrait un flux important (pour l’époque) de passagers et de fret aérien, en particulier de Taiwanais voyageant vers l’Europe. AF ne voulait pas ouvrir ce marché à la compagnie taiwanaise, même avec trois vols par semaine. (Aujourd’hui AF-KLM et EvaAir remplissent chacun un gros-porteur chaque jour de la semaine entre Taipei et l’Europe.)

Viénet à la manœuvre avec l’appui de Georges Besse et les conseils judicieux de l’adjoint de l’ambassadeur américain.

La défaite de Framatome devant W, celle de 1982, puis l’annulation de l’appel d’offres, supprimait les chances de la Cogema de fourniture d’uranium enrichi (et de fabrication du combustible par Fragema, la filiale commune de Framatome et Cogema).

Le coup de génie du représentant de la Cogema à Taiwan, René Viénet, fut de proposer - dans l’instant - mais son initiative sera vite approuvée par Georges Besse - à Taipower et au gouvernement de Taipei de conserver le projet de contrat en discussion depuis une bonne année (pour 100% de l’uranium enrichi des réacteurs 7 & 8), pour la fourniture - aux mêmes conditions, dès que possible - d’un tiers des besoins des six réacteurs déjà construits dans l’île (et des deux suivants, les 7 & 8, lorsqu’ils seraient relancés et opérationnels).

Il faut s’arrêter quelques instants à l’argumentaire (et à la méthodologie) que Viénet (qui en avait convaincu Georges Besse, puis ses successeurs François de Wissocq et Jean Syrota) avait développé auprès des nombreux visiteurs taiwanais qu’il avait emmenés et guidés en France — non seulement à Eurodif, alors usine d’enrichissement de l’uranium, mais aussi La Hague, l’usine du retraitement des combustibles usés.

Soulignant l’importance de fermer le cycle du combustible par le recyclage, et de ne pas entreposer ad aeternam des combustibles usés dans une île où la partie habitable est d’une grande densité (les deux tiers de Formose sont des montagnes élevées et inhabitées), Viénet soulignait auprès de ses interlocuteurs que, le moment venu, après l’usuelle période de refroidissement initial dans les piscines annexes des réacteurs, les combustibles usés seraient bienvenus à La Hague, pour y être retraités.

Le plutonium et l’uranium extraits des combustibles usés seraient alors transformés en MOX, soit pour les besoins des réacteurs de Taiwan soit - plus probablement - des réacteurs fournis par la France à l’électricien du GuangDong, en Chine, sinon à EDF.

Les réels déchets (les produits de fission), une fois vitrifiés à 4% en masse du combustible usé, seraient entreposés pour leur refroidissement initial à La Hague avant d’être renvoyés à l’origine, comme c’est logique, et une obligation légale.

Ces explications avaient intéressé tous les nombreux visiteurs reçus en France, en particulier l’un des pères du miracle économique taiwanais, le Dr Li KuoTing, ministre d’État supervisant les secteurs industriels et technologiques de Taïwan.

En 1981, il accomplit une visite décisive (que le ministre parisien des Affaires étrangères Claude Cheysson tenta de compromettre, vainement car François Mitterrand - sur une recommandation du Questeur Gérard Minvielle - et au moment où Washington vient d’avertir François Mitterrand de fournir des armes à Taïwan, ordonna que le ministre taïwanais soit reçu avec tous les égards à La Hague, et au Sénat (en fait avec le même protocole dans la salle à manger du Président Poher que le président chinois Hua GuoFeng un an plus tôt).

Cette visite en France permit - en outre - au Dr Li KuoTing de décider de la vaccination contre l’hépatite B de tous les nouveaux-nés de Taïwan (après une rencontre arrangée par Viénet avec le Pr Coursaget et le président de l’Institut Pasteur), et de doter Taïwan d’un premier terminal méthanier (à la suite de la visite improvisée également par Viénet de celui de Montoire de Bretagne).

Au moment décisif où Cogema ne pouvait plus espérer la fourniture de 100% de l’uranium enrichi des réacteurs 7 & 8 (perdus par Framatome, remportés par W, puis reportés sine die), pour réussir à convaincre la tutelle gouvernementale de l’électricien Taipower, Viénet se tourna vers le Dr Li : le ministre prit la décision en 24 heures — sur la base d’une note favorable rédigée par son conseiller personnel pour les questions énergétiques, un Américain, qui avait participé à la restructuration des réseaux électriques de Taïwan après la guerre, avant d’y prendre sa retraite (et que Viénet avait également invité en France en 1981, avec le ministre).

Ce conseiller américain ne représentait pas Washington, à l’évidence, mais il était en phase avec les nombreux spécialistes américains qui avaient recommandé aux responsables concernés taiwanais de se tourner vers la France pour une partie de ses fournitures en uranium enrichi en vue de favoriser l’option du retraitement. En phase également avec Mark Pratt, le n°2 de la représentation officieuse de Washington à Taipei, l’AIT (American Institute in Taiwan).

Mark Pratt était un diplomate francophone, francophile, parlant parfaitement chinois et l’un des meilleurs experts américains de Taiwan (et de la Chine). Voisin de Viénet à Taipei, dans le quartier du Square YiTung, il avait pris en sympathie les deux jeunes enseignants de français que Viénet avait emmenés avec lui en 1979 à Taiwan pour leur expérience (contre l’avis du Quai d’Orsay) d’établir un centre culturel français pas même encore officieux.

Son ancien (et excellent) cuisinier au Laos, M. Liao, était devenu le cuisinier de Viénet - qui était invité à de nombreuses réceptions - à la résidence de Mark Pratt où se retrouvaient des décideurs KMT de Taiwan, autant que des personnalités de l’opposition, les DangWai, ancêtres du DPP.

Jusqu’à son départ de Taiwan, Mark Pratt invitera fréquemment ses amis français - entre autres dates - tous les 14 juillet à un excellent dîner, servi avec les meilleurs vins français de sa cave.

Viénet reconnaît sans réticence l’apport considérable de Mark Pratt à sa compréhension de l’histoire et de la vie politique de Taiwan, et au succès de la Cogema : lorsque le ministre-adjoint des affaires étrangères de Taiwan, l’influent Dr Fredrick Chien, suggéra à Viénet de ne pas oublier d’inviter également les opposants DangWai à visiter les installations électronucléaires françaises, sur le conseil de Mark Pratt, c’est - rencontré à sa table - l’avocat de l’Institut américain à Taiwan Huang PaiFu qui sera le premier sur cette liste.

Il choisira son compagnon de voyage, un autre avocat des dissidents emprisonnés lors de l’incident de KaoHsiung de 1979, Chen ShuiBian (le futur président de la République, de 2000 à 2008). En fait, empêché à la dernière minute, Chen ne sera pas du voyage à La Hague et remplacé par Chang ChünHsiung (qui sera, par la suite, à deux reprises le premier ministre de Chen ShuiBian).

(Bonne pioche, mais dont personne ne saura faire usage après la démission de Viénet en 1998. Dans le même mauvais esprit, lors des funérailles du Dr Li KuoTing, en 2001, pourtant opportunément alertés, ni Areva, ni la directrice de la représentation officieuse française à Taipei, ne seront présents, et n’enverront pas même bannière calligraphiée, ni fleurs).

Viénet organisera également, entre autres, le première rencontre entre You Ching le magistrat élu du Taipei County (où se trouvent les quatre tranches nucléaires de ChinShan et KuoSheng) avec Richard Hsu ChinTang, le directeur du département des combustibles nucléaires de TaiPower. You Ching était DangWai et antinucléaire, mais sa visite de La Hague le convaincra aisément qu’il pourrait tirer parti auprès de ses électeurs de l’évacuation des combustibles usés vers la France.

C’est donc dans ce contexte de bon aloi, et somme toute euphorique, sans complication à l’extrémité taiwanaise, avec un consensus assez facile entre pro et anti-nucléaires, mais en dépit des oppositions furieuses et perverses en France (qui seront évoquées ci-après), qu’en juillet 1982 Viénet paraphera les pages d’un contrat d’un montant nominal initial de US$ 400 M. 

Le contrait prévoyait la fourniture, pendant vingt ans, d’un tiers des besoins en uranium enrichi des six réacteurs opérationnels de Taipower (et des deux suivants, lorsque leur projet sera relancé). Ce montant, au fil des ans sera largement multiplié et restera le plus profitable des contrats jamais passés par la France avec Taiwan, avec une gratitude certaine des différents niveaux de la hiérarchie gouvernementale de Taiwan.

L’accord sera formellement signé deux mois plus tard, puis exécuté (confirmé et prenant pleinement sa valeur) au début de l’année 1983, après l’usuelle période de possible rétractation. Le Directeur des relations internationales du CEA, Bernard Ouvrieu, fait alors le déplacement à Taiwan avec le nouveau P-DG de la Cogema, François de Wissocq, et l’un des patrons de Paribas, Patrick Deveaud.

Les premières fournitures commenceront en 1987 et se poursuivront paisiblement, sans le moindre contentieux, sur leur élan, au-delà des vingt années contractuelles, jusqu’en 2013.

Sans relations diplomatiques avec Paris, Taipower et sa tutelle pouvaient-ils véritablement faire confiance à la signature d’une entreprise d’État française fatalement soumise à des aléas politiques imprévisibles parisiens ?

Viénet convenait facilement que Paris pourrait un jour demander à Taipower de s’accrocher au proverbial pinceau servant à peindre le plafond, car il faudrait retirer l’escabeau. Renvoyé à deux reprises du CNRS (pour des raisons de très basse politique, malgré des états de service irréprochables), il ne pouvait nier les pathologies et aberrations du microbiote administratif et politique français, et se devait d’en préserver son client.

C’est le moment de citer un autre appui décisif dont la Cogema bénéficia à Taiwan, celui de la Banque Paribas, et plus précisément de quelques-uns de ses cadres (dont Philippe Frey, Patrick Deveaud) et de ses présidents successifs, Pierre Moussa, puis Jean-Yves Haberer.

Tout en conservant sa responsabilité de délégué de Paribas à Taiwan, Viénet avait été nommé représentant de la Cogema sur la recommandation à Georges Besse de Jean-Yves Haberer — alors directeur du Trésor, et administrateur de la Cogema.

C’est avec cette autre casquette de banquier qu’il offrit à Taipower une garantie contre tout risque de volte-face et lâchage de la fourniture d’uranium enrichi français, sous la forme d’un crédit revolving, d’année en année, de facture en facture, où TPC ne paierait les fournitures d’uranium et son enrichissement que cinq années après la livraison, en fait une fois l’électricité produite.

A tout instant du contrat, Taipower aurait donc une dette considérable mais favorable à la stabilité des relations bilatérales, et d’un coût indolore.

Taipower n’avait à l’époque aucune dette en devises étrangères. Mais son directeur financier accepta de bon cœur cet endettement, qui était comme une sorte d’assurance de bonne fin.

Ce genre de crédit - pour un tel montant, sur une telle durée - ne pouvait qu’être consenti, et signé, du côté français, seulement une fois endossé et garanti par le Trésor. Le quai d’Orsay pourrait passer de Claude Cheysson à tout autre, ou même pire, cela ne mettrait pas en danger la certitude et la sécurité de la fourniture.


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Par Pieter Stern Le 25/02/2020 à 17h55

La France et l’électro-nucléaire à Taiwan

Un de vos meilleurs articles et ça n’est pas peu dire. Encore un exemple édifiant du brio de la France à l’étranger !

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